Coup de jeune pour une paire d’yeux
Ils ornent la façade arrière du pavillon MacDonald Hall et scrutent la ville depuis plus de 40 ans.
Les Yeux est le titre de cette œuvre en noir et blanc, à la fois magistrale et audacieuse, qui domine l’horizon ouest du campus de l’Université d’Ottawa depuis 1973. Son créateur, le professeur d’arts visuels et célèbre graveur canadien James Boyd, a offert au regard de son œuvre une vue des plus grandioses. À droite, les superbes édifices du Parlement. Devant, le canal Rideau avec ses historiques jardins floraux et le va-et-vient des passants. À gauche, le pont Pretoria. En bas, les voitures et les autobus qui circulent à vive allure, et les étudiants qui arpentent le trottoir en un flot ininterrompu, sans trop se soucier de la surveillance dont ils font l’objet.
Malgré leur taille, Les Yeux ne sont pas toujours visibles. Passez dans le bon sens, sinon vous pourriez facilement les manquer. Ne les regardez de trop près, sinon vous aurez probablement du mal à voir autre chose que le motif des taches. Ces yeux-là, il faut les admirer de loin, car c’est ainsi qu’on les voit le mieux.
Charmé par leur regard
De près ou de loin, Les Yeux ne passaient jamais inaperçus pour André Lalonde. En 1973, ils ornaient déjà le pavillon où il faisait ses études de premier cycle en physique. Et jamais ils ne cesseront d’exercer leur charme sur celui qui plus tard y enseignera les sciences de la terre avant de devenir doyen de la Faculté des sciences.
« Il a toujours trouvé ces yeux vraiment cool, surtout pour le pont qu’ils jettent entre l’art et la science, confie Tony Fowler, un ami et collègue du professeur Lalonde qui a enseigné pendant 25 ans à ses côtés. En tant qu’astronome amateur, les motifs l’ont toujours captivé. »
Décédé le 21 décembre 2012 des suites d'un cancer, André E. Lalonde a su égayer la vie de ses collègues, de ses étudiants et de ses amis pendant ses années passées à l’Université d’Ottawa. Tout au long de sa carrière, il a construit des ponts entre les disciplines et insufflé un fort sentiment d’appartenance au sein de sa Faculté sans cesse grandissante. Son départ laissera sans contredit un grand vide dans toute la communauté universitaire.
La vie dure
Durant ses dernières années à l’université, André Lalonde était consterné par la tristesse des yeux. Le temps leur faisait la vie dure. La peinture s’était défraîchie sous l’effet des éléments, et le lierre s’était invité sur la façade. L’un des yeux avait la vue cachée par un arbre qui égratignait l’œuvre de ses branches et lui faisait subir un vieillissement prématuré. À l’Université, qui cherchait un moyen de souligner la fin de son règne de cinq années comme doyen, le professeur Lalonde demanda donc que Les Yeux soient restaurés.
Une collecte de fonds fut alors organisée pour recueillir les 35 000 $ nécessaires au projet, et l’Association des étudiants en sciences fut l’un des premiers donateurs, avec une généreuse contribution de 3 000 $. Pour sa présidente Jayme Lewthwaite, ce geste était bien la moindre des choses en regard de tout ce que le professeur Lalonde avait fait pour eux.
« André était un être à part. Beaucoup d’entre nous le considéraient comme un oncle. Il se souciait vraiment de nous. Avec lui, on se sentait respectés et écoutés. »
André Lalonde disait souvent à la blague qu’il se sentait comme un étudiant ayant infiltré l’administration. « Sa porte était toujours ouverte, raconte Mme Lewthwaite. Quand on avait un problème, on n’avait qu’à entrer, et il trouvait du temps pour nous. C’est assez génial, un doyen comme ça. »
Les Yeux tombent dans l’œil d’un artiste
Expographiq, une entreprise de restauration locale, a été embauchée pour redonner aux yeux leur éclat d’antan. Voyant la murale se détériorer au fil des ans, l’artiste Luc Doucet n’avait toujours eu d’« yeux » que pour la restaurer, déclare-t-il d’un ton malin. L’été dernier, il s’est mis à l’œuvre, commençant par nettoyer la façade au jet pressurisé avant d’y appliquer un apprêt semi-translucide de haute qualité.
« Ma crainte, c’était d’être incapable de voir au travers. Heureusement, ça n’a pas été le cas. J’ai donc pris le temps de tracer les contours de chaque détail avant de les remplir. »
Luc Doucet travaillait le matin, car du moment que le soleil de l’après-midi commençait à chauffer le mur, sa peinture devenait collante au toucher. Trois semaines plus tard, et l’arbre en moins, il pouvait admirer les résultats du coup de jeune qu’il venait de donner aux yeux. André Lalonde est venu faire son tour quelques fois durant les travaux, pour bavarder. Il se disait reconnaissant pour la restauration de l’œuvre.
« Il m’a dit que c’était son cadeau de retraite, raconte Luc Doucet. J’étais touché d’y être associé. Je suis ravi d’avoir pu perpétuer une œuvre qui était là depuis si longtemps. »
Le dévoilement a posteriori de l’œuvre restaurée a eu lieu en septembre, sous les éloges de nombreux professeurs, administrateurs et étudiants.
Le legs parfait
« Il était pas mal content de ça », reconnaît Mme Lewthwaite. Peu après, raconte-t-elle, elle avait rendu visite au professeur Lalonde avec un petit groupe d’étudiants, et il leur avait montré des photos de l’œuvre avant et après la restauration.
« Il a voulu que l’on marque son passage à la direction de la faculté par quelque chose dont tout le monde profiterait; ce geste correspond bien à son humble nature. Il ne voulait pas que l’on nomme quelque chose en son honneur ou qu’on lui fasse un quelconque hommage. Il était très modeste et se tenait toujours loin des feux de la rampe. Il ne travaillait jamais pour la gloire. »